Vous ne savez pas ce que c’est. On rigole avec vous, on bosse avec vous, on s’établit dans la vie, on est mariés, même, parfois, maintenant. On marche dans vos pas, déguisés en vous, en portant vos vêtements, vos gestes, vos sourires, parce que nous aussi, on applique ce qu’on nous a appris, nous aussi on essaye de traverser cette vie en s’en prenant le moins possible dans la gueule, même si ça veut dire la fermer.
Mais ça veut pas dire qu’on a oublié. Pire, c’est parce qu’on n’a pas oublié que souvent, on essaye, tout cassés qu’on est par les brimades, de se conformer à votre version de la normalité. Mais on se souvient, je me souviens, de comment j’ai été traité et de comment ça me faisait me sentir. De la terreur de me sentir différent, d’avoir fait quelque chose de mal. D’être quelque chose de mal. De ne même pas savoir si on a sa famille comme soutien.
On se fait pas harceler parce qu’on aime les garçons, on se fait harceler parce qu’on a l’air homosexuel, parce qu’on nous identifie comme autre. Souvent, il n’est même pas question de sexualité. Les agresseurs savent que nous sommes différents avant même qu’on le sache. Parce qu’on joue trop avec des filles, parce qu’on a un regard qui traîne, un cheveux sur la langue, parce qu’on est trop gentil ou trop calme ou extravagant, ou trop silencieux. Trop. Pas assez. Pas pareil. Des fois, on apprend très bien à faire semblant, et des fois, on continue toute notre vie, à prétendre. Parfois, je me sens comme un étudiant participant à un programme d’échange dans ma propre vie. C’est pas parce que la famille qui t’accueille est sympa que t’as pas le mal du pays. Mon pays, c’est l’homosexualité. Et c’est pas un pays, je sais. C’est même pas un souvenir, juste de quoi me foutre la saudade. C’est là où on cherche à aller en créant ces bulles queer entre et autour de nous, avec nos amours-amis, nos plans cul, nos sisters.
Mais on n’oublie pas. En tout cas, moi j’ai pas oublié. Je peux jouer votre comédie, de guerre lasse, prétendre que les codes sociaux qui sont importants pour vous le sont pour moi, je peux même m’intéresser à ce qui vous tient à cœur, parce que j’en ai un, de cœur, je pleure avec vous d’ailleurs. Mais je sais que je ne suis pas vous. C’est vous, tous, qui me l’avez appris. Les petits copains, les profs, les commerçants, les médecins, les journaux, la télé, les livres, la famille parfois qui, tous, en répétant continuellement un seul modèle hétéro, qui devrait aller à tout le monde, le plus petit dénominateur commun, la plus petite vie, dessinent nos existences uniquement en creux jusqu’à nous transformer en fantômes.
Je ne suis pas vous. Nous sommes autres. Ça ne devrait pas être grave, ça devrait être célébré. À essayer de faire rentrer les gens dans les cases, ils finissent dans des caisses en bois. Vous ne savez pas ce que c’est que grandir en pensant que vous devriez peut-être mourir, que ça serait plus simple que d’aller à l’école. Grandir sans pouvoir respirer, parfois, de peur de se trahir. On a pas oublié. Tous les jours, nos larmes coulent sur la terre légère qui recouvre les enfants qui n’ont pas survécu. Qu’ils grandissent en nous maintenant, fantômes de fantômes, le caillou de leur nom dans notre cœur.
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